Q&A avec Florence Alix-Gravellier, notre experte en matière de handicap

Florence Alix-Gravellier partage avec nous son expérience et ses conseils pour améliorer l’inclusion en entreprise.

J'ai 42 ans, je suis née avec une déformation de la hanche, j'ai subi de multiples interventions chirurgicales mais ma hanche n'a jamais été entièrement réparée. Toute ma vie, j'ai fait partie de ce que j'appelle un "corps intermédiaire", celui des personnes handicapées de la marche, ni tout à fait valides ni parfaitement handicapées. Cet entre-deux et l'absence d'une histoire sensationnelle à raconter sur mon handicap ont créé chez moi une relation complexe avec la notion d'identité et de différence, m'obligeant à me réinventer constamment, au fil des interventions chirurgicales et de l'évolution de mon handicap.

Mais un jour, par hasard, à l'âge de 15 ans, j'ai découvert le tennis en fauteuil roulant, et j'ai eu le plaisir d'en faire une carrière, qui m'a fait parcourir le monde pour des tournois et des entraînements. J'ai remporté deux médailles de bronze, en simple et en double, aux Jeux paralympiques de Pékin en 2008. J'ai atteint la première place mondiale en double et la deuxième en simple, remportant au passage six titres de championne de France.

Après avoir pris ma retraite du tennis en 2010, j'ai travaillé pour le groupe Adecco, en m’occupant des politiques d'emploi pour les personnes en situation de handicap. Aujourd'hui, je suis vice-présidente de la Fédération française de tennis et l'autrice de Marche - Sur Les Chemins de la Vie, publié en octobre 2021. Je suis également conférencière, principalement sur la résilience, le changement et l'inclusion.

Une entreprise est le reflet de la société dans laquelle elle opère. Les entreprises ne peuvent donc pas agir seules en matière d'inclusion. Nous devons collectivement nous améliorer partout : entreprises, villes, sports, écoles, afin de traiter la question le plus tôt possible. Les jeunes enfants ne sont pas spontanément sensibles aux différences : exclure des personnes ou, au contraire, vivre ensemble sont des choses qui s'apprennent. C'est pourquoi l'intégration des enfants en situation de handicap dans les écoles et les clubs sportifs est le meilleur moyen de banaliser les différences, qui font partie de la vie. En retour, les enfants défendent la question auprès de leur famille.

Toutefois, si nous ne comptons que sur les écoles, plusieurs générations s'écouleront avant que les progrès soient significatifs. Les médias ont également un rôle à jouer en exposant davantage et mieux les différences, et les entreprises devraient accueillir davantage et mieux les personnes en situation de handicap. 

Nous avons parcouru un long chemin depuis le milieu des années 2000, lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'emploi des personnes en situation de handicap. A cette époque, en France, de nombreuses entreprises préféraient payer des pénalités plutôt que d'embaucher des personnes en situation de handicap. Puis, une véritable volonté d'intégration a émergé, mais des difficultés spécifiques sont apparues. Où trouver les compétences requises ? Comment parler du sujet ? Comment financer l'adaptation des postes et des lieux de travail ?

Aujourd'hui, heureusement, nous avons fait un nouveau pas en avant : des ressources substantielles ont été engagées par de nombreuses entreprises qui sont très proactives en matière d'inclusion. Des entreprises qui s'expriment et prennent des mesures concrètes sur cette question. Mais en France, par exemple, le taux de chômage des personnes en situation de handicap est encore deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Comment expliquer cela ? Un changement profond et durable demande du temps ainsi que la somme des actions individuelles en plus des politiques publiques.

L'école, les politiques publiques, les médias et les entreprises fixent le cadre général du changement des mentalités. Cela a déjà contribué à réduire les préjugés, même si ce n'est jamais suffisant.

Il faut maintenant s'attaquer à la question des biais cognitifs, toutes ces formes de pensées inconscientes que notre cerveau reconnaît comme étant des pensées logiques ou rationnelles, ou la soi-disant "norme". Ils guident de manière intuitive nos réactions face à diverses situations. Par exemple, un préjugé conduit naturellement un parent à inscrire son garçon au football et sa fille à la danse sans demander à ses enfants ce qu'ils préfèrent, veulent ou attendent. En matière de recrutement, les préjugés touchent toutes les caractéristiques imperceptibles liées à la décision d'engager telle personne plutôt que telle autre pour un poste : à la réception, une jolie jeune femme dynamique l'emportera souvent sur un senior obèse ; les déménageurs sont plutôt des hommes, tout comme les éboueurs et les agents de sécurité...

Les biais sont très communs. Nous en avons tous et toutes. Ils nous permettent d'alléger la charge de notre cerveau pour prendre des décisions plus rapides et plus instinctives sur de nombreuses questions qui ne nécessitent pas une réflexion approfondie et fastidieuse. Cependant, ils deviennent problématiques lorsqu'ils empêchent insidieusement une minorité d'accéder à la pleine citoyenneté et à l'égalité de traitement. C'est ce qui arrive aux personnes en situation de handicap, mais aussi aux femmes, aux minorités ethniques, aux personnes LGBTQIA+, etc.

Chaque entreprise devrait être consciente des biais qui sous-tendent ses processus de décision, notamment en matière de recrutement, depuis les descriptions de poste jusqu'à la culture de l'organisation, en passant par l'intégration et l'accompagnement dans l'emploi.

Bien sûr, c'est un travail considérable, mais il est aussi porteur d'un espoir important : la diversité appelle la diversité au sens large. Plus les différences s'invitent à la table, moins l'entreprise est dirigée par une pensée dominante : les biais s'additionnent, se complètent, se mettent en perspective. Et ce qui était un défaut - habiter loin, avoir un nom à consonance étrangère, être diabétique - devient une soft skill recherchée - persévérance, aptitude aux langues étrangères, résilience. La diversité fait que les gens voient les choses différemment, de façon plus précise, plus ouverte, plus inclusive.

La plupart de nos actions sont guidées par des préjugés, notamment notre capacité à interagir avec les autres, notre niveau d'empathie, etc. Les préjugés sont culturels. Ils sont alimentés par la société dans laquelle nous vivons, l'éducation que nous recevons, les environnements qui nous entourent, etc. Cela explique pourquoi nous ne sommes pas naturellement semblables face à la différence : c'est donc à chacun d'entre nous de chercher activement à comprendre son propre rapport à la différence : ce qui nous effraie, ce qui nous attire, ce qui nous repousse, ce qui nous interpelle... Ce n'est qu'en prenant conscience de nos réactions individuelles que nous pouvons nous engager sur la voie de la transformation.

J'ai connu un leader empathique qui, pour des raisons que j'ignore (et qu'il ne m'appartient pas de juger), est très vulnérable face à des histoires de vie fortes (drames, épreuves, luttes). Dans de nombreuses situations, sa sensibilité exacerbée altère son jugement. Il est conscient de sa sensibilité mais pas de son impact sur ses prises de décision (droit, surprotection) ni des risques qu'elle comporte (jalousie, discrimination).

Avant tout, je crois qu'il est essentiel de travailler sur soi pour mieux se connaître et identifier ces fameux biais et leurs conséquences à l'échelle individuelle. C'est une tâche simple mais difficile, qui demande une forme d'honnêteté. Elle nécessite également d'y revenir plusieurs fois, d'en discuter avec son entourage professionnel, et d'accepter le regard des autres. Nous devrions tous réfléchir à notre réponse personnelle à des questions telles que : comment je me sens face à une personne en situation de handicap ? Quels sont mes comportements, mes réactions lorsque je suis en présence d'une personne en situation de handicap ? Que penserais-je si mon responsable, un.e collègue ou un.e employé était en situation de handicap ?

Nous ne prenons jamais le temps de le faire - et c'est justement à cela que devraient servir les ateliers de sensibilisation au handicap - mais il est essentiel de travailler à la mise à jour des réactions réflexes. Je cite souvent cet exemple de la façon dont j'ai été fréquemment traitée à l'aéroport Charles de Gaulle en tant que passagère en fauteuil roulant. En octobre 2019, alors que je me rendais à Los Angeles avec mon mari, j'ai été confrontée à l'application stricte du protocole de l'aéroport de Paris interdisant aux personnes en fauteuil roulant d'utiliser le tapis roulant car elles pouvaient tomber. J'ai dû expliquer que je n'avais pas besoin d'une escorte et que, dans le pire des cas, mon mari était avec moi. Que je peux utiliser un tapis roulant, mieux que la plupart des personnes âgées ou des personnes transportant un gros bagage. Que j'étais prête à signer une décharge de responsabilité...

Mais rien n'a aidé ce jour-là. À cause de mon fauteuil roulant et d'une règle inutile, on m'a refusé la capacité de décider pour moi-même. On m'a parlé comme à une jeune enfant à cause d'un principe de précaution aveugle, conçu par des personnes valides non éclairées sur les questions d'autonomie.

Quelques minutes plus tard, j'attendais avec mon mari près du kiosque d'embarquement de la compagnie aérienne, légèrement hors de vue des agents. L'un d'eux dit à son collègue : "Il y a une chaise, où est la chaise ? Il faut d'abord l'embarquer". Comprenant qu'ils parlaient de moi et non de la chaise sur laquelle j'étais assise, j'ai fait signe et leur ai dit que j'étais prête à embarquer. L'agent répond à mon mari : "Votre épouse a-t-elle besoin d'assistance à bord ?" Je réponds : "Non monsieur, je n'ai pas besoin d'assistance à bord. Je peux marcher." L'agent dit, à nouveau à mon mari, "Elle n'a pas besoin de la chaise de bord, alors ?".

Cette situation met en lumière la façon dont les personnes en situation de handicap sont involontairement traitées comme des enfants ou des adultes sous protection, parfois même comme des objets, des problèmes. Par conséquent, elles sont rarement représentées comme ayant réussi ou étant brillantes.

Un ami qui se déplace en fauteuil roulant se plaint souvent qu'on lui caresse les cheveux en signe d'amitié. Cela le met en colère, ce que je comprends parfaitement. Ce geste, qui consiste à caresser la tête d'un homme adulte, ne serait jamais fait à une personne de plus de douze ans.

Pour faire simple, traiter un ou une collègue en situation de handicap de manière inclusive signifie d'abord identifier tout ce que nous faisons différemment pour elle ou lui, tout ce que nous ne ferions pas pour quelqu'un d'autre, et s'interroger sur les raisons de cette différence de traitement. Parfois, offrir de l'aide est la bonne chose à faire - sans jamais l'imposer, cependant - mais parfois, ce n'est pas le cas. Traiter quelqu'un différemment peut être nécessaire, mais cela peut aussi être déplacé, même si c'est fait avec empathie ou avec le désir sincère d'aider. Être inclusif signifie jeter un regard honnête sur la situation : corriger un déséquilibre, un désavantage, sans surprotéger ni exclure. De plus, la plupart du temps, les personnes en situation de handicap sont très douées pour parler de leurs besoins et de leurs attentes : demandez-leur et ouvrez le dialogue.


 

Florence Alix-Gravellier

Médaillée de bronze aux Jeux paralympiques de Pékin en 2008, Florence Alix-Gravellier a atteint la première place mondiale du tennis en fauteuil roulant en double (2005) et la deuxième place mondiale en simple (2006). Six fois championne de France, elle est diplômée de l'Institut d'études politiques de Bordeaux et titulaire d'un MBA en management du sport. Gestionnaire de projets stratégiques dans de grandes entreprises, elle est aujourd'hui autrice, conférencière et vice-présidente de la Fédération française de tennis.

 
 
Florie Benhamou